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Luttes locales pour un changement global en pays mapuche

par Yoann Mathieu

Ce début d’année 2020, le Chili m’attire, mon déjà ancien intérêt pour l’histoire politique du pays attisé soudain par son actuelle effervescence sociale. Marqué au fer rouge par l’anéantissement brutal d’une expérience politique inédite et porteuse des plus grands espoirs de progrès social, le pays subit 17 années de dictature militaire sanglante, dont les gouvernements successifs n’ont que peu dévié les lignes directrices. On y parle aujourd’hui d’organiser une assemblée constituante pour se débarrasser – enfin – de la constitution léguée par Pinochet et ses Chicago Boys, triste héritage gravant dans le marbre les préceptes néo-libéraux qui continuent de creuser les inégalités criantes du pays (selon l’article Wikipedia sur le Chili, les 10% les plus riches ont un revenu 27 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres ; 70% des salariés ont un revenu inférieur à 730 euros par mois ; le Chili serait le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, ce qui le placerait au 16 e rang mondial) 1 . Un référendum doit avoir lieu, cédé par le gouvernement de Sebastián Piñera (dont les rangs comptent des proches de Pinochet) sous la pression de la rue 2 . De leur côté, les nostalgiques du régime militaire battent campagne médiatique contre une nouvelle constitution : le pays reste déchiré, aussi bien en matière d’orientation politique que sur la mémoire des années de junte. « Ce dont toi tu ne te souviens pas, moi m’empêche de dormir », disent les murs des grandes villes.

Mon engagement au Chili consiste à participer à la Feria Walüng, festival mettant à l’honneur la culture mapuche, et d’ainsi s’intéresser à l’histoire et aux luttes de cette minorité du Chili, native et opprimée depuis que l’homme blanc a « découvert » l’Amérique.

De décennie en décennie, d’abord sous la colonisation puis les différents régimes qui se sont succédé, les Mapuche ont subi une pression permanente pour céder leurs terres aux grands propriétaires, à laquelle ils ont opposé une constante résistance. De nos jours encore, des mouvements exigent la restitution de territoires et se dressent contre de nouvelles cessions, par des moyens comme l’occupation et l’action directe, ce qui leur vaut une dure répression d’État (qui recourt par exemple à l’accusation de terrorisme pour incarcérer les activistes). Citoyen.ne.s de seconde zone victimes d’un racisme institutionnel, au point qu’à certaines époques, d’aucuns ont préféré changer leur nom de famille pour en gommer les consonances mapuche, ils sont depuis longtemps les cobayes des techniques de répression – plusieurs fois on me dira que ce que subissent les mouvements sociaux actuellement (plus de 30 morts, des centaines de blessé.e.s, mutilé.e.s et incarcéré.e.s, des récits de viols et de tortures par les forces de l’ordre), les Mapuche l’endurent depuis toujours.

La Feria Walüng de Curarrehue fait partie d’un réseau d’événements similaires ayant pour but de maintenir vivantes certaines traditions qui ont tendance à se diluer dans la modernité (telles que le « trafkintu », sorte de bourse d’échange de semences dont je dirai plus), ainsi que de revaloriser une économie communautaire, circulaire et respectueuse du milieu naturel. Cuisine traditionnelle, plantes, artisanats divers, et ateliers sur des sujets variés (histoire des luttes mapuches, macération de plantes aromatiques, connaissance des champignons, j’en passe) s’offrent à la foule quotidienne de badauds.

Ici, les discussions se feront volontiers politiques, et on me raconte l’écœurement de la population chilienne face au coût des études ou des transports, face aux régimes de retraite iniques (une escroquerie pour les travailleur-se-s, une manne pour les actionnaires de fonds de pension), aux accaparements de ressources, à la corruption, au chômage, aux dettes privées… toutes raisons qui, d’un bout à l’autre de la planète, poussent les gens à exiger la fin du système oligarchique néolibéral. Et que ce soit au péril de leur vie ne semble pas décourager les Chilien.ne.s : c’est qu’aujourd’hui se dresse une génération qui n’a pas été élevée sous la dictature, génération « qui n’a pas peur », comme clament les murs de Santiago. À Curarrehue je commencerai également à effleurer certains sujets qui font particulièrement polémique au Chili : celui de l’eau, tout d’abord (toute l’eau est privatisée, jusqu’au moindre ruisseau), et celui de l’accaparement des terres à destination de monocultures (dans les environs de Curarrehue, par exemple, des centaines d’hectares de forêt native ont disparu au profit de la culture du noisetier, pour alimenter la production de… nutella). Mais plus intéressante encore pour moi sera pourtant la prochaine étape du voyage : aiguillé par Daniela et Paz, mes hôtes et contacts du SCI à Curarrehue, j’aurai la chance d’approcher, pendant une semaine, le travail essentiel des chercheur-se-s agronomes de Biodiversidad Alimentaria.

Curadores de semillas

Et voilà comment, ce mercredi 5 février, je rencontre Esteban Órdenes et Thamar Sepúlveda Cuevas, agronomes semenciers qui se sont donné pour mission de sauvegarder, multiplier et partager des semences anciennes, tout en favorisant la renaissance de traditions paysannes quasi oubliées (telles que le « trafkintu » mapuche – j’y reviendrai, promis). Avec Claudia Mellado Ñancupil, aidés par les parents de cette dernière Nora et Lalo sur le terrain desquels ils ont installé leurs activités, iels forment l’association Biodiversidad Alimentaria. Notre rendez-vous se passe dans un petit restaurant de Temuco, où sans le savoir je rencontre également une vraie légende vivante de la communauté mapuche, Zunilda Lepín Henríquez, qui en 2015 fut nommée « Tesoro Humano Vivo » par le Consejo Nacional de la Cultura y las Artes de Chile, pour son travail de semencière et protectrice de l’agriculture paysanne mapuche. Elle est la créatrice et tenancière de ce restaurant où nous nous retrouvons, dont la spécialité est la cuisine traditionnelle à partir des produits de l’agriculture paysanne locale, et amie intime de mes rencontres du jour.

Je me renseigne, et apprends que ces deux chercheur.se.s sortis de la Faculté de Sciences agronomiques de l’Universidad de Chile, à Santiago, formés à l’agriculture conventionnelle (variétés hybrides, rendements, gestion des maladies et ravageurs via intrants chimiques, etc.) ont été mûs dès 2001 par une intuition les poussant à se détourner de la doctrine en vigueur (à une époque où il n’est guère question d’agroécologie, et où une production bio commence tout juste à faire son apparition au Chili). C’est ainsi que, précurseurs, iels se sont mis à cultiver des semences anciennes – celles dont la faculté d’agronomie leur promettait, sans pourtant fournir d’études comparatives sérieuses me racontent-ils, qu’elles ne valaient rien face aux semences modernes, savamment sélectionnées et modifiées par les géants de l’agro-industrie -, proscrivant dès leurs premiers pas les pratiques inculquées par l’université. Au fil du temps, motivé.e.s par le constat que la dépense principale des agriculteurs sont les fameuses semences industrielles, iels ont l’idée de confronter le préjugé martelé et jamais remis en question, en réalisant eux-mêmes une étude comparative de semences hybrides et anciennes, pour voir confirmée leur intuition que les semences traditionnelles sont bien loin d’être écrasées par celles promues par la doxa en termes de rendements. Commença dès lors le véritable travail de recherche sur les variétés traditionnelles, alors en voie de disparition des champs, avec notamment une recherche sur la « biodiversité alimentaire » dans la région de Huasco – 500 pages décrivent 259 variétés, travail qui leur prend quatre ans.

Encouragé.e.s et soutenu.e.s entre autres par l’incontournable Zunilda Lepín, iels initieront alors le même travail en Araucanie, pour sauvegarder le patrimoine semencier mapuche (encore plus riche).

Leur lieu de travail se situe à un jet de pierre de Nueva Imperial et une portée de fusil de Temuco, au cœur du pays mapuche. Sur les terres de la « Comunidad Huenchuleo », me raconte Nora, propriétaire du lieu par sa mère et elle-même gardienne reconnue des traditions agricoles mapuches : les Mapuche sont traditionnellement organisés en « communautés », agrégats de familles étendues, et de fait sur ma carte électronique apparaissent tout autour du lieu, tels des noms de régions, une constellation de « Comunidad Lincopil », « Comunidad Quilaleo », « Comunidad Pehuenche »… – ainsi la cartographie garde-t-elle la mémoire de la colonisation, songeai-je.

Le potager-semencier (« semillero »), d’étendue modeste (400 m2 ), est entouré de toutes parts par des monocultures d’eucalyptus et de blé, une oasis de biodiversité au milieu d’un désert vert. Des centaines de variétés y sont cultivées sur quelques mètres carrés, de maïs, haricots, courges, fraises, pois, piments, tomates, topinambours etc. (quelque 230 variétés pour 28 espèces). Certaines variétés abritées par leur banque de semences – terme qu’ils n’aiment pas, m’explique Thamar, car leur principe n’est pas d’agir comme une « banque » qui prêterait à intérêt, mais de stocker pour protéger et alimenter une économie d’échange – leur sont venues d’une ultime graine, héritage précieusement conservé par l’un ou l’autre jardinier, dernière chance de multiplier la variété pour la préserver.

Le jour suivant mon arrivée, je suis mis à contribution pour commencer la mise en place d’une clôture, qui permettra d’agrandir la surface cultivée. Esteban m’emmène à la limite du terrain, où commence une plantation d’eucalyptus : un gouffre en termes de consommation d’eau, m’explique-t-il. Et en parlant d’eau, qu’en est-il sur le terrain même ? L’approvisionnement est difficile, raconte Esteban. Dans les premiers temps, il y avait un puits à quelques centaines de mètres, où il fallait aller puiser pour remplir une citerne à proximité du potager – un sport. Ce puits s’est asséché, et il a fallu en trouver un autre, plus éloigné, où le même exercice requérait l’usage de la voiture. Mais celui-là aussi a fini par s’épuiser. Pour lui succéder, la municipalité est récemment passée creuser un nouveau puits plus près de la maison, mais mes hôtes craignent qu’il se tarisse vite également : au fond de l’excavation de 5 ou 6 mètres de profondeur, l’eau ne semble pas excéder 2 mètres.

Le lendemain se passe en coupe de coligües (sorte de bambou) pour fabriquer des tuteurs, et on termine la mise en place de la clôture. Thamar trie des graines de porotos (haricots) et de zapallos (courges), je lui donne un coup de main. Plus tard, j’interroge mes hôtes sur cette question de l’eau au Chili, qui me travaille…

Ríos libres

À Curarrehue déjà, l’accès à l’eau s’était révélé épineux. À la campagne, il n’y a pas de réseau de distribution, et il faut trouver des sources d’approvisionnement. Mais la moindre flaque est propriété privée : en contrebas du terrain de nos hébergeurs Claudio et Daniela coule une rivière, dans laquelle il leur est interdit de puiser… L’autorisation d’usage de l’eau doit se demander – et se payer. Pour répondre aux besoins de la famille et de ses invités, Claudio allait régulièrement, en voiture et armé d’un réservoir, acheter 1000 litres d’eau pour remplir sa propre citerne et tenir ainsi quelques jours.

Trouver de l’eau dans son sous-sol et creuser un puits, c’est la meilleure solution qui s’offre aux gens, et à laquelle Claudio travaillait d’arrache-pied. Encore faut-il, disait celui-ci, qu’il n’y ait pas d’autre puits dans un rayon de 200 mètres, auquel cas ça lui serait interdit.

De plus, pour être utilisée sans payer de droits, l’eau doit naître et mourir sur le terrain même : si elle rejoint une rivière, elle appartient au propriétaire de la rivière…

On m’apprendra plus tard qu’une source d’eau, au Chili, se brevette, mais qu’il n’est pas nécessaire pour cela de posséder le terrain sur lequel elle prend naissance : premier à la déclarer à l’administration, premier servi ! Pour cette raison, on recommande aux gens de s’assurer de déclarer leur puits, mais peu le font.

Chez Daniela et Claudio, on se rationne : une difficulté d’accès annonciatrice de ce qui se prépare avec le changement climatique, disaient alors mes hôtes de Curarrehue. Mais mes comparses de Biodiversidad Alimentaria nuancent cet avis.

¡En Chile no hay sequía, hay saqueo!

Que le changement climatique produise des effets visibles au Chili est indéniable, selon Thamar et Esteban : la pluviométrie, par exemple, baisse chaque année, et dans les froides contrées du sud les glaciers reculent. Mais à l’heure actuelle, il n’est en rien responsable de la pénurie d’eau : l’eau est abondante au Chili, appuient-ils, le vrai problème est son accaparement par la propriété privée ! Le précieux liquide est en effet monopolisé par les monocultures : plus de la moitié de l’eau du pays serait détenue par les entreprises agricoles et agroforestières. Pin, eucalyptus, et alors les fruits : pommes, cerises, poires, pêches, myrtilles, prunes, avocats… toutes productions destinées principalement, un comble, à 4 l’exportation.

Dans la tristement célèbre région de Petorca, la culture de l’avocat a fait disparaître des villages entiers, asséchant cours d’eau et nappes phréatiques 5 . De leur côté, les propriétaires ont beau jeu d’accuser le climat… mais ces cultures, pour mes amis agronomes, sont un sommet d’absurdité tant elles sont voraces en eau : pour un seul hectare d’avocatiers, par exemple, il faut 100 000 litres par jour, soit la consommation d’un village de 1000 habitants ! Un eucalyptus de 3 ans (essence exotique, comme le pin) boit 20 litres par jour, un arbre fruitier 200 litres par semaine 6 .

À comparer avec les 300 litres par semaine, livrés par camions-citernes, que de nombreuses familles doivent se partager… Même dans la région de Tarapaca, me dit Esteban, où se situe l’un des déserts les plus arides au monde, se trouvaient pourtant des cours d’eau avant que l’agriculture intensive ne s’en mêle. Au Chili, seul pays au monde (!) où l’eau soit entièrement privatisée, 420 000 personnes, dans plus de 600 localités, manquaient d’eau potable selon un article de 2016 ; en septembre 2019, l’approvisionnement en eau était menacé pour plus d’un million de personnes, et 39 communes s’étaient déclarées en état de pénurie d’eau (« escasez hídrica »), chiffre alors à la hausse 7 ; et en avril 2020, alors que la pandémie du Covid-19 battait son plein, c’étaient 147 communes qui avaient décrété l’état de pénurie d’eau, tandis que 400 000 foyers ruraux se trouvaient sans accès à l’eau potable, et que quelque 1,5 millions de personnes dépendaient de camions-citernes pour leur approvisionnement. 8

La privatisation de l’eau, datant de 81 (sous Pinochet) 9 , entraîne des conséquences ubuesques : ainsi, il pourrait théoriquement être interdit à un hélicoptère-pompier, par exemple, de puiser dans la rivière jouxtant un incendie de forêt – puisque privée -, et il se verrait dès lors contraint de retourner jusqu’à son port d’attache, à dieu sait combien de kilomètres, pour se ravitailler ! Cette propriété privée des rivières, les exploitants la justifient par leurs besoins agricoles, mais c’est une hypocrisie, font remarquer mes hôtes : hors cas extrêmes comme à Petorca, les rivières continuent bien de se jeter à la mer ! quantité d’eau, donc, non utilisée par ses propriétaires… et pourtant interdite d’accès. « La propriété, c’est le vol », disait Proudhon ; pouvait-on trouver meilleure démonstration qu’au laboratoire du néolibéralisme… En 2007, se souvient Esteban, une action d’une entreprise de distribution d’eau valait environ 2 millions de pesos ; aujourd’hui, ce serait au bas mot 25 fois plus. La situation a tout d’une pure spéculation, que dénonce le slogan en exergue : « Au Chili, il n’y a pas de sécheresse, mais un pillage ! »

La solution

Thamar prend le potager-semencier, qui ne compte que des variétés traditionnelles, en exemple : vu leurs maigres ressources en eau, ils doivent se contenter d’un arrosage tous les… quatre jours 10 ! Or, le potager est luxuriant, la production abondante : plus d’eau serait souhaitable, mais il n’y a pas de trace de véritable manque. C’est qu’il faut peu de temps, enchaîne-t-elle, pour adapter une variété aux conditions spécifiques d’un terrain, fussent-elles extrêmes, et ainsi obtenir une semence à la fois productive et résistante à la sécheresse, par exemple (deux ou trois générations de fruits peuvent suffire). Un fait qui rend d’autant plus absurde le recours aux semences hybrides : pour diverses raisons (qui tiennent à la génétique, mais aussi à la propriété intellectuelle), celles-ci ne peuvent être reproduites d’une saison à l’autre par les agriculteurs, qui doivent donc chaque année les racheter ! Un modèle économique qui ne laisse aucune chance à ces fameuses semences de s’adapter et d’évoluer, suivant leur cycle naturel… mais qui, en revanche, entraîne la dépendance des agriculteurs à tout un système : semences hybrides et leurs indispensables intrants chimiques, gestion des pathologies, économies d’échelle via monocultures massives pour obtenir les rendements nécessaires, marché international, machinerie, endettement… Lucratif pour les géants de l’agro-alimentaire, mais comme on le sait aujourd’hui destructeur pour les écosystèmes et la biodiversité, et insoutenable pour les agriculteurs (profession qui compte l’un des plus hauts taux de suicide). À l’opposé, le trésor sur lequel veille l’équipe de Biodiversidad Alimentaria : des centaines de variétés anciennes, précieusement sélectionnées, conservées et reproduites par les paysan.ne.s mapuches depuis des générations et des générations, donc adaptées à toutes les conditions, robustes, de productivité égale, quand elle n’est pas supérieure, à celle des modernes, pour des qualités nutritives incomparables. Le patrimoine répertorié dans la région de Huasco était de quelque 250 variétés ; iels sont à plus de 900 pour le patrimoine mapuche… Sur le site de Biodiversidad Alimentaria, le message est univoque : revenir aux semences traditionnelles et aux pratiques paysannes ancestrales est la seule manière de faire face aux bouleversements climatiques en cours. Mais la colonisation, les vols de terres, la modernité, les lobbys agro-industriels sont passés par là, avalant les cultures et traditions locales : les pratiques se perdent, et un nombre incalculable de semences a déjà disparu. L’agriculture paysanne mapuche reste en grand danger d’extinction.

Trafkintu

Ce jour-là, j’ai l’opportunité de lire des chapitres du livre que mes hôtes vont publier bientôt (mars 2020, si tout va bien) 11 : « Catastro, reconocimiento y descripción de las semillas tradicionales de las comunidades mapuche de la región de La Araucanía » 12 , sorte de préambule à leur travail de recherche plus étendu. Je suis privilégié : premier lecteur ! J’en profite pour m’enquérir de leurs sources de financement. En l’occurrence, cette partie de leur recherche a été soutenue par le CONADI, Corporación Nacional de Desarrollo Indígena 13 , organe dépendant du Ministerio de Desarrollo Social y Familia 14 . Comme il est commun dans la recherche, le soutien est ponctuel et relativement précaire ; pour le reste, ils comptent sur les retours de leurs publications, et la vente occasionnelle de productions artisanales sur des marchés – bohème.

Les chapitres que je parcours traitent l’un de l’histoire de l’agriculture mapuche, l’autre d’une enquête socioculturelle sur la coutume du trafkintu. Ce regard fugace sur une histoire complexe m’apprend qu’avant la colonisation, les Mapuche étaient un peuple itinérant sur une large zone du Chili (centrée sur l’Araucanie, majoritairement), et pratiquant une forme d’agriculture de subsistance qui fut bien mal comprise des colons, basée sur un grand respect des écosystèmes, et une profonde compréhension de la biodiversité, et de la nécessité de l’entretenir et de la préserver. Ainsi, il y avait semble-t-il des zones de relativement faible étendue véritablement cultivées, de type potager de subsistance, où se cultivaient quantités de variétés à l’instar du potager-semencier de mes compagnons – au grand jamais des monocultures -, intégrées à une nature luxuriante de forêt primaire offrant abondance de fruits et plantes sauvages, et permettant de compléter l’agriculture par la cueillette. À l’arrivée des colons démarrèrent les guerres d’appropriation de ces territoires, et les colons imposèrent peu à peu leurs propres techniques – plus larges étendues pour de plus grandes échelles, culture du blé et autres variétés apportées avec eux, façons de travailler le sol, etc. -, qui commencèrent à impacter les pratiques indigènes.

Étroitement liée à cette agriculture paysanne itinérante était la coutume du trafkintu, rencontres qui pouvaient durer plusieurs jours, où communautés parfois très éloignées géographiquement venaient, entre autres, partager et échanger leurs semences. Ces échanges garantissaient que toutes les variétés fussent cultivées quelque part (de cette manière, si pour une raison ou l’autre une semence venait à disparaître d’une région, elle serait toujours conservée ailleurs), qu’elles s’adaptent à diverses conditions et continuent d’évoluer, et que partout il y ait une grande diversité alimentaire. Dans le trafkintu aussi bien que dans le rapport aux semences existait une dimension spirituelle, par le lien que ces semences impliquent avec la nature, les ancêtres et les générations futures, et la responsabilité qui incombe dès lors à ceux qui les héritent et les cultivent. Nous ne sommes que des véhicules éphémères, lit-on sur le site de Biodiversidad Alimentaria, mais les semences, elles, perdureront. Autrefois pratiques très vivantes, avec la modernité, cependant, les traditions du trafkintu et de reproduction des semences ont tendance à se dissiper.

Beaucoup de paysan.ne.s se laissent séduire par les sirènes de l’agriculture conventionnelle, et convaincre par les entreprises agro-industrielles de délaisser leurs coutumes et variétés ancestrales pour des monocultures, promettant argent facile et moindre effort – d’où toutes les plantations d’eucalyptus et autres entourant le potager, en plein cœur du pays mapuche. Où auparavant les semences étaient une sorte de bien commun, les centaines ou milliers de variétés connues alors étant échangées et conservées par de nombreuses communautés en même temps, elles sont devenues peu à peu un héritage familial, entretenu par ceux-là seuls qui se souviennent encore de leur signification et de leur importance.

Aujourd’hui, expliquent mes hôtes, les gens oublient, voire dénigrent le savoir hérité (c’est qu’ils n’échappent pas au matraquage de l’idée que l’agriculture moderne est supérieure), si bien que beaucoup de variétés sont perdues ou en voie de l’être. Le trafkintu existe encore, mais a tendance à se frelater, me raconte Nora (Ñancupil de son nom typiquement mapuche) : on y trouve des ingérences d’organisations officielles tentant de s’octroyer un patronage, ou encore des pratiques qui sont étrangères à la tradition et n’ont rien à faire là. Dans le trafkintu traditionnel, m’explique-t-elle, l’importance de la connaissance est primordiale : connaissance approfondie des semences et de leurs vertus et caractéristiques, 7 mais aussi des gens avec qui l’on échange, et avec qui une confiance préalable doit être établie. On échange des semences, certes, mais surtout un savoir. D’où la durée qui peut être longue, et la pratique de cérémonies, qui inscrivent les échanges dans une dimension spirituelle tout en permettant de créer du lien social. Or de nos jours, beaucoup voient dans le trafkintu une simple foire d’échange, et dans certains avatars, on voit désormais des gens distribuer leurs semences aveuglément à tous les présents (les exposant, souligne Nora, au risque de tomber dans de mauvaises mains, qui pourraient les breveter !), ou apparaître toutes sortes de produits sans lien avec les semences ou l’agriculture, ou encore des pratiques commerciales – où normalement il n’y a qu’échange et partage désintéressé. Dans les semences elles-mêmes, me dit Esteban, on voit des aberrations : les variétés véritablement anciennes se font de plus en plus rares, au profit de semences neuves ou de provenance douteuse, parfois même hybrides ou venues d’Europe ou d’ailleurs. C’est qu’aussi, il y a beaucoup de néo-ruraux, non-mapuches (« winkas » en mapuzugun), qui, pour être de bonne volonté, n’entendent pas grand chose aux traditions locales, et les pervertissent involontairement en les singeant par manque de connaissance.

 

« Una semilla es alimento, salud y conocimiento » (« une semence est nourriture, santé et savoir »), dit le site internet de l’association. Le travail de Biodiversidad Alimentaria est un travail militant. Il s’agit de sauvegarder les semences anciennes en les multipliant, mais aussi – surtout ? – de faire revivre l’agriculture paysanne et les pratiques liées d’économie d’échange et d’entraide plutôt que de chiffres d’affaires et de concurrence. Le potager-semencier devant servir lui-même, avec d’autres qui ensemble font réseau, de plaque tournante. Il s’agit aussi d’une lutte sur le plan légal : au Chili aussi les industries semencières sévissent sur la propriété intellectuelle 15 , et la mission de répertorier les semences anciennes en produisant leur description exhaustive doit aboutir à les consacrer comme bien commun, et les soustraire à la possibilité d’être brevetées par le privé – et donc, une fois détenue leur propriété intellectuelle, retirées à jamais de la circulation. Il s’agit de démontrer, enfin, l’inanité de l’agriculture moderne, et la place indispensable – incontournable – de l’agriculture paysanne dans la biodiversité mondiale et la lutte contre les bouleversements climatiques à l’œuvre.

Un programme d'échange ?

Arrivant à la conclusion de cet article, mon vœu serait d’avoir pu transmettre mon enthousiasme pour le projet de Biodiversidad Alimentaria. Depuis maintenant plusieurs années, je m’intéresse à ces questions brûlantes de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire, mettant modestement la main à la pâte (à la terre serait plus juste) quand je le peux pour la défense d’une autre agriculture, et plus largement pour un changement systémique, car problématiques écologiques et sociales sont inextricablement liées : travail en maraîchage biologique, fermes urbaines, pépinières, formations diverses (permaculture, culture des plantes aromatiques et médicinales…), volontariat international avec le SCI, mais aussi mobilisations sociales et implication dans des défenses territoriales contre des GPII 16 . Si j’ai eu au Chili l’occasion d’apprendre énormément sur ce sujet qu’une vie entière ne suffirait pas à embrasser, c’est aussi avec un regard tant soit peu averti que j’ai fait la rencontre de Biodiversidad Alimentaria.

La mission de BA dépasse largement la seule sauvegarde des semences : il s’agit par ce moyen de paver la voie à la renaissance de l’agriculture paysanne de par le monde, seule à même de permettre la sauvegarde de la planète et des êtres qui la peuplent – être humain parmi tant d’autres qui font face aujourd’hui à la sixième extinction massive d’espèces. Dès lors l’objectif avoué de cet article serait de faire connaître largement cette initiative, et notamment de la porter à la connaissance d’associations, collectifs, organisations actives dans ce champ thématique, afin de motiver l’une et l’autre partie à, qui sait, peut-être développer un programme d’échange, ou autre forme de partenariat ?

Mission essentielle, sans but lucratif, le travail de Biodiversidad Alimentaria est riche d’enseignements sur les sujets de l’écologie planétaire, de l’agriculture paysanne, des rapports Nord-Sud et de la souveraineté alimentaire (pour ne citer que ceux-là) : un brûlot de résistance et un phare pour la conscientisation de l’ordre politique mondial, et qui a besoin de tout le soutien (et la notoriété) qu’on peut lui apporter. À suivre ?

Pour en savoir plus : https://www.biodiversidadalimentaria.cl/. Nombre d’informations de cet article en sont tirées.

Épilogue : voyager en temps de pandémie ?

Début mars 2020, un premier jet de cet article était prêt, sur le point d’être soumis à de susceptibles intéressé.e.s. J’avais suivi de très loin l’évolution de ce qui devenait la « pandémie » de Covid-19, sans m’inquiéter outre mesure ; celle-ci vint me donner tort en faisant son entrée fracassante sur la scène chilienne. En à peine quelques jours, tout bascula : quarantaine imposée partout, communications coupées, frontières fermées, déplacements strictement réglementés. Il fallut se décider très vite : tenter le rapatriement éclair avant le lock-down complet, ou tenter de résister au choc sur place… Soucieux des risques de contagion, à mes proches notamment mais pas seulement, j’optai pour la seconde solution : si les déplacements présentaient de tels risques, il paraissait plus sensé de se confiner sur place, et espérer. Démarraient ainsi ce qui seraient finalement cinq mois de confinement, bien loin de mes repères, dans un pays où je connaissais fort peu de monde, et dans une ambiance qui n’était pas exactement aux portes ouvertes et à l’accueil chaleureux – c’est bien, néanmoins, l’extraordinaire hospitalité et solidarité de certaines personnes rencontrées sur place qui me sauva du désastre qu’on imagine 17 .

L’anxiété, sinon la panique, était mondiale, un seul sujet venait aux lèvres ; moi-même, j’avais bien d’autres choses à penser : à la fois plus actuel que jamais (puisqu’on sait aujourd’hui que les conditions d’une telle pandémie sont déterminées par la civilisation moderne et son rapport à l’environnement), et ironiquement anachronique, tant le moment paraissait inapproprié, l’article alla au frigo pour une durée indéterminée – en quarantaine.

C’est à présent que ce qui est devenu une sorte d’odyssée m’a finalement ramené à bon port, cinq mois après l’arrivée au Chili du Covid-19, que je peux enfin me relire.

Au cours de cette période, de nombreuses voix ont mis en évidence ce que j’évoquais plus haut, et qui est aujourd’hui, je crois, un avis unanime : le mode de vie moderne, le système civilisationnel hégémonique basé sur l’exploitation des énergies fossiles et des ressources naturelles jusqu’à épuisement, fait d’immenses concentrations urbaines et de connexions ultra-rapides (l’avion qui m’a mené là…), laissant peu de place à la nature, créerait les conditions d’existence des pandémies contemporaines (Covid-19, SRAS, etc.). De par son rapport à l’environnement. Son rapport à l’agriculture, notamment.

Ainsi, mieux que n’importe quel article, cette crise sanitaire semble pointer du doigt le mode de production capitaliste, avec sa fièvre industrielle, sa frénésie consumériste, sa division du travail à l’échelle planétaire créant des chaînes de dépendance absurdes ; et plaider pour la relocalisation des productions (agroalimentaires, mais pas que), et un changement radical des pratiques, mettant protection du milieu naturel et égalité sociale 18 au cœur des préoccupations.

Notes

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Chili. Consultés également : données de la Banque mondiale, WDI – Poverty and Inequality, http://datatopics.worldbank.org/world-development-indicators/ ; données de l’OCDE, Income inequality, https://data.oecd.org. Sites consultés le 9 septembre 2020. Wikipedia cite un article de la BBC, qui fait référence à des données de l’OCDE pour l’année 2015 que je n’ai pas pu retrouver. Peut-être plus fiables, les données les plus récentes de la Banque mondiale sur le Chili indiquent que les 10% les plus riches s’y partageaient 36,3% du PIB en 2017, contre 2,3% pour les 10% les plus pauvres, soit 16 fois plus. À titre de comparaison, en Belgique pour la même année le décile le plus riche détenait 7 fois plus que le décile le plus pauvre (21,9% du PIB contre 3,3%).

2 Prévu pour le 26 avril au moment d’écrire ces lignes, le référendum fut reporté à une date indéterminée en raison de la pandémie survenue entretemps, et finalement fixé au 25 octobre 2020. Il aura pour objet de déterminer l’approbation ou le rejet de la construction d’une nouvelle constitution, et en cas d’approbation, quel type d’instance devra se charger de son élaboration.

3 Service civil international, organisation non-gouvernementale qui se donne pour mission de sensibiliser aux problématiques Nord-Sud en organisant des échanges interculturels internationaux.

4 « Conservateurs de semences ». « Curar » signifie « prendre soin de ».

5 https://www.nationalgeographic.fr/environnement/au-chili-les-avocats-assechent-les-cours-deau/amp

6 piensachile.com/2016/12/chile-la-codicia-los-duenos-del-agua/

7 Reinaldo Ruiz, « Cambio climático y recursos hídricos: un vínculo de alto riesgo », in ¿Como enfrentamos el cambio climático?, Editorial Aún creemos en los sueños – edición chilena de Le Monde diplomatique, © 2019, p. 20.

8 Rodrigo Mundaca, Covid 19 en el epicentro de la violación del derecho humano al agua, Le Monde diplomatique – édition chilienne, avril 2020.

9 Il y eut deux étapes à la privatisation de l’eau : en 1981, le Código de Aguas consacra l’eau comme bien économique pouvant être mis sur le marché ; puis en 1997, la loi 19.549 sous le président Eduardo Frei Ruiz-Tagle concrétisa une privatisation massive. Voir piensachile.com/2016/12/chile-la-codicia-los-duenos-del-agua/

10 Nous sommes en plein été, avec des températures quotidiennes avoisinant les 35 degrés.

11 Tout n’alla pas bien, comme on sait, et la publication fut reportée ; je n’avais pas idée en écrivant cette parenthèse comme elle serait prémonitoire…

12 « Cadastre, reconnaissance et description des semences traditionnelles des communautés mapuches de la région d’Araucanie », traduction libre.

13 « Société Nationale pour le Développement Autochtone ». 14 « Ministère du Développement Social et de la Famille »

15 Monsanto, pour ne pas la nommer, mais aussi les très controversées Semillas Baer : outre son passé sulfureux (le fondateur de l’entreprise familiale était un ancien SS, ayant fui clandestinement l’Europe pour le Chili en 49), la famille Von Baer compte des membres du gouvernement, ce qui implique d’évidents conflits d’intérêts dénoncés par de nombreux acteurs. Voir notamment : https://www.elciudadano.com/justicia/el-abuelo-nazi-de-ena-von-baer-y-la-mainipulacion-genetica/06/ 19/ ; et https://rebelion.org/el-robo-de-la-quinoa-andina-y-el-lupino-ruso-por-el-imperio-von-baer/

16 Grand Projet Inutile et Imposé, dont l’aéroport qui n’a finalement pas été construit à Notre-Dame des Landes à force de lutte fut peut-être le plus célèbre exemple.

17 Chaleureuses pensées à la famille de Camila, Pati, Rodrigo, Javiera et Nicola, qui m’ont gracieusement accueilli pendant les deux premiers mois de confinement. Qu’iels en soient nouvellement remercié-e-s ! J’eus par la suite la chance de participer pendant trois mois aux premiers pas de la construction de la « Huerta Güiña », projet agroécologique collectif dans la campagne de Los Muermos. À elleux aussi vont mes pensées fraternelles.

18 Car la crise a aussi mis en exergue les inégalités face au confinement, aux soins de santé, au travail. On connaît en Belgique les conditions de travail du personnel soignant, ou le drame des maisons de retraite, pour ne citer que ces cas. En France, une étude de l’Observatoire régional de santé Île-de-France a montré que les populations les plus pauvres étaient les plus touchées par le Covid ; une autre de l’INSEE montre que les « personnes nées à l’étranger » comptent deux fois plus de décès liés à la pandémie (cf. Là-bas si j’y suis, « Les soldats inconnus de la « guerre » sanitaire », https://la-bas.org/la-bas-magazine/reportages/les-soldats-inconnus-de-la-guerre-sanitaire, consulté le 20 août 2020). Au Chili, la perte de revenus liée au confinement a fini par provoquer des émeutes de la faim – cet acteur politique s’il en est.